mercredi 29 janvier 2014

Sociologie de la misère

Eddy est trop féminin. Il se déhanche trop, ses manières et sa façon de parler ne sont pas assez masculins. Pire, il n'aime pas le football.Tout en lui n'est que ce que rejette en bloc sa famille, les gens du village, ses "copains" de l'école. Très tôt passé à tabac au collège, il provoque la honte de son père puisqu'il ne joue pas au foot comme tout le monde mais préfère le théâtre. Réprimé pendant son enfance, il s'insurge contre ses parents, la pauvreté, sa classe sociale, le racisme et la violence.
Avec un regard de sociologue, Edouard Louis montre les valeurs et les comportements de sa famille dans un petit village dans le Nord près d'Amiens. Il faut être un homme, un vrai ; parfois se battre, bien boire pour tromper l'ennui. Les femmes s'arrêtent de travailler si elles gagnent plus que leurs maris, et puis d'ailleurs elles doivent rester à la maison pour s'occuper des gosses. L'avenir paraît bien bouché pour eux : rester à l'école jusqu'à 16 ans (à quoi ça sert au fait ?) pour se faire embaucher après à l'usine. Avoir des enfants à 20 ans, les voir reproduire la violence de leurs parents, se faire jeter de l'usine une fois que celle-ci vous a brisé. La télévision trône au milieu de la pièce, seule ouverture sur le monde parce que personne n'envisage de voyager. Le père d'Eddy parti quelque mois dans le Sud, c'était exceptionnel.
Edouard Louis, qui a consacré un essai à Bourdieu, évoque par le biais de son histoire personnelle la reproduction sociale et la panne du système scolaire dans lequel on ne croit pas. Exception qui confirme la règle, il a refusé ce qui était véhiculé par ses parents et son entourage. Il fait un état des lieux terrifiants où la misère s'accompagne d'une pauvreté affective et intellectuelle, d'un manque de rapports civilisés qui ne peuvent s'exprimer que par la violence. Au fond, même si sa mère l'avait voulu, elle n' aurait pas pu être la dame dont elle rêvait. Une dure mécanique se déploie dont elle ne peut sortir n'y s'échapper. Edouard Louis ne juge pas, il ne fait que constater une situation qui semble inextricable. 
En finir avec Eddy Bellegueule, Edouard Louis, Seuil, 2014
 

lundi 20 janvier 2014

L'égérie de tout un peuple

Nadia Comaneci a eu un destin exceptionnel, elle qui, a quatorze ans, fascina le monde en pleine Guerre froide par ses records et sa grâce lors des Jeux Olympiques de Montréal en 1976. La narratrice du roman nous invite à découvrir point par point le parcours de la gymnaste, façonnée entre les mains de Belà Kàrolyi puis manipulée par un Etat voulant montrer la toute puissance du communisme tout en contestant la suprématie sportive à l'URSS.
Chaque épisode est contrebalancé par des conversations fictives entre la narratrice et la gymnaste. Les événements peuvent être interprétés différemment selon les gens et les points de vue que l'on adopte : de la réalité à la légende fabriquée par l'Etat, des aptitudes sportives réelles à la discipline de fer imposée par un entraîneur. Malgré son talent et sa rage de vaincre, Nadia Comaneci a été utilisée pour permettre à d'autres de parvenir à leurs fins. Elle s'y est d'ailleurs brûlée les ailes. Parfois manipulée, parfois refusant de noircir sa légende, elle a choisi de mentir par omission.
Ce livre, dont je n'attendais rien, s'est avéré une excellente surprise. Son analyse du sport de haut niveau, du communisme et du destin de Comaneci m'ont beaucoup intéressé.
La petite communiste qui ne souriait jamais, Lola Lafon, Actes Sud, 2014

vendredi 10 janvier 2014

Multipliez-vous et prospérez

Hattie, ses soeurs et sa mère, ont fui la Géorgie après le meurtre de son père, le seul homme noir à posséder son affaire dans les environs. A Philadelphie, elle épouse August avec lequel elle aura onze enfants et une petite-fille. Douze enfants, douze destins qui s'égrainent au cours du XXe siècle et de l'histoire des Etats-Unis.
Cette famille se dévoile peu à peu au gré des chapitres. Chaque enfant révèle, grâce à un moment particulier de son histoire, ses liens avec sa mère et les autres membres de la famille. Il exprime ses rêves et ses espoirs dans cette Amérique qui peut être un enfer comme un paradis. Hattie n'a pas eu la vie qu'elle voulait ; elle s'est battue pour tenir sa maison et subvenir aux besoins de tous. Sa forte personnalité ne l'a jamais incité aux débordements d'affection, ce qui lui reproche ses enfants, mais elle les a toujours aimés sans jamais les abandonner. Elle fait tout pour ne pas les laisser partir à la dérive même si certains gâchent leur vie.
La religion, véritable ciment de la communauté, baigne le roman dont le titre évoque l'essor des tribus et des hommes : "Multipliez-vous et prospérez". L'un des fils d'Hattie devient un formidable prêcheur. La religion chrétienne n'est pas la seule évoquée, la vieille Willie incarne le vaudou et ses remèdes mystérieux. En filigrane aussi, la guerre du Vietnam ainsi que les combats pour les droits civiques et les écarts qui se creusent entre ceux qui ont réussi à devenir des notables et ceux qui demeurent dans la misère.
J'ai suivi avec beaucoup de bonheur ce portrait de femme luttant contre l'adversité, refusant l'amour pour continuer de s'occuper de ses enfants pour qui elle demeure présente jusqu'au bout. Chaque chapitre fonctionne comme une nouvelle autonome qui s'inscrit dans l'histoire familiale et l'éclaire. Par son évocation de la communauté noire, de ses combats, par la profondeur de ses personnages, je comprends tout à fait qu'on ait comparé Ayana Mathis à Toni Morrison.
Les 12 tribus d'Hattie, Ayana Mathis, Gallmeister, 2014

dimanche 5 janvier 2014

Amour, Bretagne et Rock'nRoll

Maryline, ancien mannequin et son mari William, ex rock star, ont quitté New York avec leur fille pour s'installer sur la côte bretonne dans la maison de famille de Maryline. William et elle se sont refaits une vie et louent des chambres de leur magnifique maison à des hôtes venus des quatre coins du monde. Leur vie s'écoule sans ombre jusqu'à la découverte du cadavre d'une jeune femme en contrebas de leur maison sur la plage. Simon, l'amour de jeunesse de Marilyne, refait surface : il est en charge de l'affaire.
Très bonne surprise que ce petit livre dont le ton enlevé et l'humour sont réjouissants. Les sentiments y sont analysés avec finesse de la crise d'adolescence de Georgia, la fille de Marilyne, aux transports amoureux de sa mère en passant par le détachement de William au désespoir de Herr et à la colère de Simon. Toute une palette de sentiments, d'attitudes y sont brossés. J'aime tout particulièrement le personnage de William, le dandy, aux chansons qui viennent toujours à propos et à l'élégance du coeur.
Mer agitée à très agitée, Sophie Bassignac, J-C Lattès, 2014