samedi 10 mars 2012

Recherche époux désespérement

Les soeurs Makioka sont les dernières représentantes d'une vieille famille de commerçants d'Osaka. Du temps de leur père, elles ont connu une vie aisée mais sa disparition et les changements que rencontre le Japon à la veille de la Seconde Guerre mondiale ont rendu leur situation précaire. Si les deux soeurs aînées sont mariées, il s'agit à présent de trouver un mari convenable à Yukiko afin que Takeo, la petite dernière, puisse à son tour se marier.
Ce roman fleuve, dont l'histoire se déroule de 1937 à 1941, est une longue chronique familiale faite de petits événements du quotidien. Les saisons s'écoulent au rythme de traditions japonaises comme la contemplation des cerisiers au printemps, la chasse aux lucioles l'été ou les soirées au théâtre pour voir du kabuki. Le mariage est lui aussi soumis à ces traditions. Il faut respecter les hiérarchies au sein de la famille, faire appel à des entremetteurs, mener une enquête sur le prétendant qui doit répondre à des exigences tant financières que morales. Une fois mariée, la jeune épousée ne doit plus dépendre de sa famille mais de celle de son époux, ce qui explique le luxe de précautions que prennent les Makioka. Leurs exigences sont telles qu'il devient de plus en plus difficile de marier Yukiko.
La modernité, introduite par les Occidentaux, n'est pas pour autant exempte de la vie des Makioka. Les soeurs pratiquent un peu l'anglais, portent pour certaines volontiers des vêtements étrangers et apprécient la cuisine occidentale. Elles ont pour voisin une famille allemande et font même la rencontre d'une famille de russes blancs haute en couleur. Leurs comportements sont pour elles source d'étonnement ! Je pense en particulier à la stupeur des Makioka devant l'abondance de nourriture et d'alcool que leur propose la famille Kyrilenko lors d'une soirée.
La guerre n'apparaît qu'en toile de fond dans le roman ; elle modifie le cours de la vie quotidienne mais ses effets sont comme gommés. Ne pas soutenir l'effort de guerre explique en partie l'interdiction de publication de Quatre soeurs par le gouvernement en 1943 mais ce qui est bien plus dérangeant pour l'époque c'est le choix de Tanizaki de développer la notion d'individualisme. Taeko, la cadette, est une jeune femme moderne qui gagne sa vie en pratiquant la couture et la confection de poupées. Elle choisit ses amants et mène une vie scandaleuse. Sa soeur Yukiko, qui, a première vue, semble effacée, sait aussi parfaitement ce qu'elle veut. Ce n'est pas par hasard qu'elle refuse les propositions qui ne lui agréent pas ou qu'elle s'enferme dans un mutisme désolant lors des rencontres avec les prétendants...
Voici tout l'art de Tanizaki qui se passionne pour les ressorts de l'âme humaine. Il ne porte aucun jugement et choisit un narrateur extérieur au récit qui se contente de décrire les événements. Au lecteur de déduire par les actes et les paroles des personnages ce qui les motivent. Je pense qu'après une pareille critique, tout le monde l'aura compris, je suis sous le charme de ce livre que j'ai trouvé extraordinaire.
Quatre soeurs, Tanizaki Tanizaki, Folio, 2009