lundi 19 novembre 2012

La spirale infernale du capitalisme

Les Clare, anciens armateurs anglais, fondent une fabrique de savon à Boston en 1830. Cette dernière prospère et s'agrandit malgré les aléas pour devenir une multinationale toute puissante à la fin du XXe siècle.
Laura Bodey, divorcée et mère de deux enfants, travaille comme agent immobilier à Lacewood, le fief de Clare Inc. Sa vie bascule lorsqu'à la suite d'une opération, elle apprend qu'elle est atteinte d'un cancer en 1998.
Richard Powers se livre à une analyse fascinante de l'évolution du capitalisme en en démontant les rouages et les cheminements qui ont fait d'une petite firme familiale une société anonyme internationale. Il explique les flexions et les choix qu'ont fait les entrepreneurs au regard de l'histoire économique et politique du pays. La gamme des produits ne fait que croître au cours des années ; le savon laisse place aux produits de beauté, aux détergents puis aux désherbants. Dans cette quête constante de la réduction des coûts et de l'augmentation des volumes de production, les présidents n'ont de cesse de recycler et tout réutiliser, de développer de nouvelles technologies, d'augmenter l'efficacité du travail de leurs salariés. Ces procédés sont soutenus par l'apparition de la publicité et du marketing. Arrive le moment où les besoins du consommateur sont satisfaits, il faut lui en créer de nouveau pour maintenir la production et les inciter à consommer davantage. La multinationale évolue au cours du temps et prend des virages nécessaires mais elle n'est pas aussi transparente qu'elle voudrait le faire croire.
Cette démonstration glaçante a pour contrepoint l'histoire personnelle de Laura qui lutte contre son cancer, contre les médecins et les assurances ainsi que contre la firme qui est à l'origine de sa maladie. Le livre est construit de telle manière que plus la société se développe et gagne en puissance, plus Laura décline et souffre. Son regard sur les gens et les événements change. Elle se rapproche de ses enfants, se laisse aider par son ex mari. L'argent n'est pas tout mais il est nécessaire. Pour assurer l'avenir de ses enfants, Laura décide de rejoindre les particuliers malades qui ont intenté un procès à Clare.
nonçant la société de consommation et le libéralisme avec intelligence, Richard Powers nous contraint à nous poser de vrais questions en tant que consommateur et acteur d'un système qui peut se retourner contre nous.
Gains, Richard Powers, 2012, Le Cherche Midi

 



Je tiens à remercier Oliver et Price Minister pour ce livre.  
Ma note : 17/20

jeudi 11 octobre 2012

Le génie : un don ou une malédiction ?

Anna Roth, documentaliste, est chargée par l'université de Princeton de récupérer les archives de Kurt Gödel, un grand mathématicien du XXe siècle, auprès de sa veuve acariâtre Adèle. Profitant de la situation, Adèle oblige Anna venir la voir, et de fil en aiguille, des liens se tissent entre elles. Le récit alterne leurs rencontres et l'histoire d'Adèle et son mari. Nous remontons le temps, de la Vienne des années 30 à l'Anschluss, puis la fuite éperdue pour rallier les Etats-Unis et l'installation à Princeton. C'est là que les Gödel vont rencontrer et se lier aux grands scientifiques de l'époque : Einstein, Oppenheimer et Pauli.
Cet homme brillant, qui a vingt-cinq ans est l'auteur du Théorème d'incomplétude, est aussi paranoïaque et anorexique. Adèle choisit de devenir sa compagne, son infirmière et son soutien inébranlable dans les épreuves aux prix de nombreux sacrifices.
Un livre très intéressant qui retrace un destin personnel, celui de Kurt Gödel, mais qui évoque également la diaspora des intellectuels et des chercheurs fuyant l'Europe en guerre pour rejoindre  les Etats-Unis. Seul bémol, c'est que le livre s'enlise un peu sur la fin. Trop de discussions théoriques finissent par nuire au rythme de l'ensemble.
La Déesse des petites victoires, Y. Grannec, A. Carrière, 2012

vendredi 5 octobre 2012

Désenchantement

Joseph Kaplan, né à Prague en 1910, quitte son pays pour devenir médecin biologiste à l'Institut Pasteur. Son premier poste est à Alger où il échappe de peu aux premières rafles de juifs durant la Seconde Guerre Mondiale. Après la guerre, il rentre dans son pays, devient député communiste et soutient l'instauration du régime en Tchécoslovaquie. Il déchante vite et voit son meilleur ami accusé de trahison et son pays se fermer. Comme il est le seul spécialiste des maladies infectieuses africaines, le gouvernement lui demande de prendre en charge un patient peu ordinaire : Ernesto Guevara. Ce dernier revient de son périple africain amoindri et rongé par le paludisme.
Jean-Michel Guenassia est un grand conteur qui nous livre une très belle fresque historique. De Paris à Alger, en passant par Prague, il sait vous réserver des surprises jusqu'à la fin de votre lecture. Le titre, un peu trompeur, ne se justifie que vers le dernier tiers du roman. Il ne prend sa signification, que si l'on considère que le Che demeure pour ses admirateurs la figure d'un communisme non dévoyé, ce qui est bien éloigné du quotidien de Jospeh et de sa famille. Ce dernier voit s'effondrer le Mur sans regret et ne peut que constater que cet idéal, qu'il avait lui aussi défendu, n'a fait qu'engendrer la pire des dictatures
A ceux qui avaient aimé Le Club des Incorrigibles optimistes, vous apprécierez le clin d'oeil de l'écrivain qui nous permet de renouer avec des personnages et de créer des passerelles entre les deux romans.
La vie rêvée d'Ernesto G., J.-M. Guenassia, Albin Michel, 2012

vendredi 28 septembre 2012

Ici se dresse un homme

Frank Money est revenu de la guerre de Corée et tente de retrouver une vie stable auprès de Lily qu'il a rencontrée dans une blanchisserie. Lily ne peut rien faire devant son manque de volonté et le laisse partir sans regret lorsqu'il reçoit une lettre l'informant que sa soeur est au plus mal. Frank traverse tout les Etats-Unis pour retrouver son foyer enorgie et sauver sa soeur.
La narration alterne passé et présent pour nous brosser une grande fresque familiale et historique. Toni Morrison reprend les thèmes qui lui sont chers dans un récit concis, intense et très poétique. Elle évoque le racisme et la ségrégation, la lutte des noirs pour être reconnu comme des êtres humains à part entière. Son ton est juste, ses images si belles et si fortes qu'elles vous restent en tête.
Home ce sont les blessures de l'enfance auxquelles s'ajoutent celles de la vie. C'est aussi ce besoin profond pour Frank et Cee de retrouver leur foyer, se reconstruire et retrouver leur dignité d'homme.
Home, Toni Morrison, C. Bourgois, 2012

lundi 24 septembre 2012

Les fantômes de la guerre de Sécession

Caroline du Nord. Travis Shelton, 17 ans, a laissé tomber l'école et travaille avec son père dans l'exploitation de tabac. s qu'il a un peu de temps, il part pêcher la truite. Lors d'une de ces expéditions, il découvre un champ de cannabis dissimulé dans les terres. Travis vole quelques plans mais son larcin ne passe pas inaperçu et le père Toomey lui en fait cruellement payer le prix.
Cet incident est comme un électrochoc pour Travis. Il quitte la ferme et se réfugie chez Léonard, un ancien professeur devenu dealer. Léonard, en quête de rédemption, le prend sous son aile et l'aide à reprendre ses études. Tous deux vont s'entraider et se passionner pour une ancienne tragédie locale : le massacre de Laurel Shelton, pendant la guerre de Sécession, où les ancêtres de Travis furent tués par les Confédérés.
Ron Rash nous offre des descriptions splendides des Appalaches. La beauté et la sauvagerie de la nature a pour contrepoint celle des hommes. Pendant la guerre de Sécession, comme aujourd'hui, ils  sont durs et violents. Ce roman initiatique, noir et sans complaisance, dresse un tableau saisissant des oubliés du rêve américain. Dans cette ambiance de plomb brille une petite lueur d'espoir : la volonté d'exister envers et contre tout.
Le monde à l'endroit, Ron Rash, Seuil, 2012



jeudi 20 septembre 2012

Fuite éperdue

A sept ans, Lilia est enlevée par son père dans d'étranges circonstances. Pendant dix ans, ils ne vont cesser de parcourir les Etats-Unis changeant de nom, d'apparence afin d'échapper à la police et au détective privé que la mère de la petite fille a lancé à leur trousse.
Quelques années plus tard, à New York, Eli accueille Lilia chez lui. Tous deux partagent une passion commune pour les langues et tout ce qu'elles peuvent véhiculer comme sentiments et pensées. Un jour, Lilia part. Elle avait prévenu Eli qu'elle ne s'installait jamais longtemps dans un même lieu. Le jeune homme tente de la retrouver à Montréal où il sait qu'elle se trouve grâce à Michaëla qui semble détenir la clef du passé de Lilia.
Ce roman noir à l'atmosphère évanescente est d'une rare profondeur. Les failles et les motivations de chaque personnage y sont décrites avec une grande finesse psychologique. Le passé fragmenté de Lilia réunit autour d'elle les différents protagonistes que sa folie douce fascine. Son goût des listes et des mots, son besoin éperdu de fuir sans jamais se retourner. Chaque narrateur nous raconte Lilia, son influence sur sa vie, et nous permet de renouer les fils de son histoire.
Dernière nuit à Montréal, Emily St. John Mandel, Rivages, 2012

dimanche 16 septembre 2012

Mon âme, où es-tu ?

Un jour de mars, Blaise est hospitalisé en urgence. Le diagnostic tombe et il est grave : une cellulite cervicale qui nécessite de le plonger dans un coma artificiel pour le soigner. Le monde s'effondre autour de Cécile, elle doit faire face à la maladie, la douleur et l'attente. Loin de s'apitoyer sur son sort, elle prend ce temps qui lui est imposé pour méditer sur ce qu'est l'âme, la mort sans jamais céder à des sentiments destructeurs. Plongé dans ce sommeil, Blaise est hors du temps, entre la vie et la mort. Les yeux clos sur son lit, il lutte à sa manière les poings serrés.
Comme son mari, Cécile s'accroche à la vie, dit et écrit sa douleur avec beauté et profondeur. Elle se révolte contre la fatalité, raconte sa relation passionnée avec son mari. La vie sans lui est inenvisageable. De cette expérience de réanimation - médicale et spirituelle - la vie rejaillit de nouveau. Blaise est guérit et Cécile est à ses côtés.
Réanimation, Cécile Guilbert, Grasset, 2012

lundi 10 septembre 2012

Le bruit des choses qui tombent

Antonio Yamara se souvient de Ricardo Laverde, un homme taciturne, qu'il retrouvait dans une salle de billard. Un soir, alors qu'ils marchaient tous deux, ils sont attaqués par deux hommes à moto. Laverde décède sur le coup. Antonio, gravement blessé, survit mais reste traumatisé. Afin d'exorciser ses démons, il se met à enquêter sur le passé du vieil homme. Il rencontre Maya, la fille de Laverde, avec laquelle il remonte le cours du temps, dans la Colombie des années 70.
Juan Gabriel Vasquez évoque l'histoire récente de son pays à travers le destin de ses personnages. De l'implantation et du développement du commerce de la drogue, auquel participa Laverde, aux violences et attentats qu'ont connu toute une génération de Colombiens dont l'auteur fait partie. Il restitue le climat de peur dans lequel ils ont vécu et décrit avec justesse l'état psychologique de son personnage principal, Antonio, qui n'arrive pas à dépasser ce qui lui est arrivé. Il est un symbole du hasard et de la folie qui ont baigné Bogota pendant des années. Attentats, assassinats politiques, le pays a sombré dans la violence et le chaos. C'est dans ce climat qu'un homme tel que Pablo Escobar, le chef tout puissant du cartel de Medellin, a pu émerger, lui qui créa un zoo dans son Hacienda Napoles, que les petits Colombiens visitaient à l'insu de leurs parents.
L'histoire se met en place lentement et se dévoile peu à peu. Ce titre, si poétique, prend toute sa signification mais je n'en dit pas plus. Je me suis laissée prendre par ce livre au charme envoûtant.
Le bruit des choses qui tombent, Juan Gabriel Vàsquez, Seuil, 2012

mardi 4 septembre 2012

La Survivance

Un couple de libraires est contraint de mettre la clef sous la porte. Sils et Jenny ne perdent pas seulement leur moyen de subsistance mais aussi leur maison. Ils partent s'installer dans une petite bicoque, La Survivance, qu'ils avaient achetée dans leur jeunesse pour une bouchée de pain. Cette maison délabrée devient une arche de Noé pour ces sexagénaires ainsi que pour leurs animaux et leurs livres.
Nous les suivons au cours de l'année se préparant au mieux à affronter les rigueurs du climat. Chacun traverse cette période de détresse à sa manière. Jenny se passionne pour son potager et les cerfs qu'elle observe et dessine à toute heure de la journée, tandis que Sils lit et part en quête des pierres de la région dont le peintre Grünewald tira ses pigments pour réaliser son fameux retable.
Invention de Claudie Hunzinger, le musée Unterlinden qui abrite le retable d'Issenheim, n'a pas brûlé mais sa disparition coïncide avec la perte de la librairie. Ces deux événements sont comme une faillite de la culture et nos deux libraires choisissent de se rapprocher de la nature. Ils tentent une aventure qui s'était soldée par un échec lorsqu'ils avaient vingt ans, la vieillesse leur serait-elle plus propice ? Cette vie très dure les fait renouer avec leurs valeurs : la liberté de disposer d'eux-mêmes, la liberté que leur donne les livres. Détachés de tout et pourtant s'ancrant de nouveau dans le cycle de l'existence, ils vivent au rythme des saisons.
D'une grande force et d'une grande poésie, ce livre est une vraie merveille. J'ai  retrouvé cette belle écriture qui m'avait tant plu dans Elles vivaient d'espoir, le précédent roman de Claudie Hunzinger, que je vous engage également à lire.
La Survivance, Claudie Hunzinger, Grasset, 2012

dimanche 2 septembre 2012

Marionnettes féeriques

1850, Auguste Pitou, commis chez un épicier, part sur les routes avec Papa Chock et sa nièce pour apprendre un nouveau métier : marionnettiste. Il change de vie pour ces pantins de bois qui, entre les doigts habiles de ces artistes, deviennent des personnages féeriques. Crasmagne, la marionnette emblématique de la troupe, se transmet entre les descendants. Il endosse tous les rôles et prend part aux mises en scène extraordinaires imaginées par Emile, le fils d'Auguste. 
Le Grand Théâtre Pitou a marqué son temps par ses adaptations phénoménales du Tour du monde en 80 jours où marionnettes, musique et machineries se conjuguent pour créer un spectacle total. Cette dynastie d'artistes a sillonné les routes, a traversé les guerres et les crises pour s'incliner devant le progrès et la modernité.
Lucile Bordes est une arrière arrière petite-fille du grand Auguste. Elle n'a découvert que récemment l'histoire de sa famille. Son grand-père s'était tu quand le dernier grand héritage de la famille a été vendu, mettant fin à un siècle d'histoire. Tout est conté avec beaucoup d'émotions et de délicatesse. J'ai appris beaucoup de choses sur l'univers de la marionnette, la création des décors et des machines. J'ai vraiment beaucoup aimé ce joli livre.
Je suis la marquise de Carabas, Lucile Bordes, Liana Levi, 2012

vendredi 31 août 2012

Ero dietro di te

A Romanze, dans un restaurant, un serveur tend au narrateur une carte de visite avec une phrase écrite en italien, J'étais derrière toi, un numéro de téléphone et un prénom, Alice. Cet événement fait basculer la vie de ce trentenaire dont le couple est en crise. Dans une longue confession, il nous raconte ses relations conflictuelles avec sa femme Alexandrine, son refus de la quitter et de laisser leurs deux enfants. Malheureux avec sa femme, il redécouvre le plaisir de la séduction et du sexe avec Alice.
Lâche, refusant la moindre confrontation, le narrateur est un mari dominé par sa femme. Elle exerce une pression psychologique et physique sur lui. Nicolas Fargues décrit une scène dure au début du roman où le mari, après avoir avoué à sa femme qu'il l'a trompée, accepte sous le coup de la culpabilité de se faire démolir par elle. De même, lorsqu'elle découvre sa liaison avec Alice, elle le contraint à lui donner son adresse mail et lui fait lire le texte qu'elle envoie à sa maîtresse.
Le narrateur parle de sa faiblesse à l'égard de sa femme, de son refus de la confrontation. Il tente de comprendre pourquoi leur mariage n'a pas marché : leur sexualité qui ne les satisfait ni l'un ni l'autre, le fait que leur mariage mixte n'ait pas fonctionné (on apprend assez tard dans le livre qu'Alexandrine est noire), sa perte de son estime de soi. 
Je trouve que Nicolas Fargues décrit très bien les ressorts psychologiques de ce mari dominé par sa femme et à qui, sa rencontre avec une jeune italienne, va donner un nouvel allant. Il ne partira pas comme ça du jour au lendemain, il aura encore de nombreux atermoiements, sinon pas de roman. Malgré mon peu de goût pour l'autofiction, le livre est bien. 
J'étais derrière toi, Nicolas Fargues, Gallimard, 2007

lundi 2 juillet 2012

Echec et mat

Eleni, femme de ménage dans un petit hôtel de Naxos, fait tomber une pièce d'un échiquier dans la chambre d'un client. Ne sachant où la reposer, elle la place à côté du jeu et s'en va. Elle est intriguée par ces pièces aux formes étranges et offre à son mari un jeu d'échec pour son anniversaire. Peu intéressé par le cadeau de sa femme, Panis délaisse le jeu. En cachette, Eleni commence à apprendre les bases seule mais elle se trouve rapidement devant la nécessité de se trouver un partenaire : son ancien instituteur Kouros.
Rien ne prédisposait Eleni à se tourner vers ce jeu qui devient une vraie passion. Il dévoile une nouvelle facette de cette femme simple qui s'occupe de sa famille et mène une vie tranquille. Les échecs lui permettent de s'émanciper et de s'ouvrir au monde. Pourtant, il est bien difficile d'être aussi excentrique sur une petite île où tout se sait et où les femmes sont cantonnées à des rôles bien définis. Eleni, avec courage, parvient à gagner le droit de disposer d'elle-même malgré les rumeurs et la réprobation de son mari.
Ce très joli livre est avant tout un beau portrait de femme. Les échecs vont révéler chez Eleni à elle-même. Pour la première fois, elle va faire quelque chose pour elle et à laquelle elle ne veut pas renoncer. Je l'ai dévoré !
La joueuse d'échecs, Bertina Henrichs, Liana Levi, 2008

jeudi 31 mai 2012

Corps en souffrance

Laure a un jour senti le froid envahir tout son corps comme un avant-goût de la mort à venir. Dans un ultime sursaut de vie, elle accepte de se faire hospitaliser dans le service du docteur Brunel avec lequel elle va construire pas à pas sa "renaissance". Au cours de ces longues semaines, Laure écrit dans son cahier son quotidien et décrit la mécanique infernale de l'anorexie. Ce désir de pureté et de légèreté qui se combine au pouvoir que l'on exerce sur son corps par le biais du jeûne, que Laure compare à une drogue. Toutes les ruses sont bonnes pour perdre du poids. Devant cette métamorphose, ses amis partent ou souffrent de la voir ainsi. L'apathie s'empare peu à peu de Laure qui n'a plus la  force de faire quoi que ce soit au point qu'elle en perd la parole et l'audition.
Pourtant ce corps squelettique est un message de souffrance que personne n'avait compris. Laure est marquée au fer rouge par le divorce et l'histoire compliquée de ses parents. Entre son père qui l'abrutit, sa soeur et elle, de questions et les empêche de dormir et sa mère qui se retrouve internée à trente ans, le fardeau est insupportable pour les frêles épaules de Laure. Elle met des mois à mieux cerner sa maladie et surtout à reconquérir un poids acceptable : 50 kilos et un retour à la vie hors de l'hôpital. Une année de lutte qui laisse une cicatrice indélébile et qui marque le lecteur de ce livre bouleversant.
Jours sans faim, Delphine de Vigan, J'ai lu, 2009

mercredi 16 mai 2012

Moebius est mort, vive Moebius !


John Difool est un détective à la petite semaine qui claque son argent dans une bouteille de ouiski et quelques instants de délassement entre les bras d'une oméopute. Il récupère par hasard d'un Berg, une race extraterrestre quasi inconnue, une boîte étrange objet de nombreuses convoitises. Difool, l'anti-héros par excellence, se retrouve à devoir sauver rien moins que l'univers !
S'il faut s'accrocher au début pour intégrer les termes futuristes et s'adapter à la narration de l'histoire, on est vite captivé par cet enchaînement de rebondissements et de péripéties. Cette histoire incroyable et complètement barrée est servie par des dessins sublimes. On célèbre souvent et à juste titre la qualité architecturale des mondes de François Schuiten mais ceux de Moebius n'ont rien à leur envier.

Tant sur le plan politique que symbolique, l'Incal a une portée très large. Des groupes luttent pour la liberté et renversent le dictateur de la planète Difool, le Préz chef-dictateur. La puissance militaire et politique n'est pas la seule à être remise en cause. Jodorowsky pose la question de la foi dans le progrès et les dangers d'un pouvoir détenu par les scientifiques que sont la caste des technopères. Toute forme de pouvoir qu'il soit détenu par un groupe ou un individu peut nuire à la liberté de chacun.

Du point de vue symbolique, Jodorowsky imagine un univers gouverné par l'impéroratriz, chef androgyne de la galaxie, figurant l'équilibre entre l'homme et la femme, le ying et le yang. L'Incal, lui-même, est une entité propre à chaque civilisation et réapparaît lorsque le moment est venu. Il introduit l'idée d'un cycle d'évènements et de leur éternel retour...
L'Incal, c'est à la fois un space opéra burlesque combiné à une vision métaphysique et critique de l'homme et de la société moderne. Je suis resté scotchée par ce chef-d'oeuvre de la bande dessinée.
L'Incal, l'intégrale, Alexandro Jodorovsky & Moebius, Humanoïdes associés, 2009


dimanche 6 mai 2012

Un candide en Terre Sainte

Guy Delisle accompagne sa femme, qui est coordinatrice pour Médecins sans frontières, à Jérusalem. Comme dans ses Chroniques birmanes, il s'occupe du quotidien et des enfants. Il profite de ses instants de liberté pour visiter, croquer ce qu'il voit de la vie quotidienne et découvrir cet étrange microcosme. Rien n'est simple dans cette ville, le moindre déplacement ou la moindre visite peut se transformer en parcours du combattant pour celui qui n'en connaît pas les us et coutumes.
Le mur
La ville de Jérusalem se divise en de nombreux quartiers tels que celui des Arméniens, Mea Shearin qui rassemble les juifs ultra-orthoxes, ou celui des Arabes. Les cultures et les communautés sont nombreuses mais il n'y a pas de brassage. Des frontières bien visibles existent quelles soient construites ou intériorisées. Tous ces murs, ces barbelés à perte de vue sont oppressants pour le lecteur.


Dôme du Rocher 
Delisle montre bien l'absurdité de certaines situations qui empêchent les musulmans de se rendre à la prière dans les temps parce que les contrôles sont trop longs aux checkpoints. Chaque quartier est hermétique aux autres de sorte que les bus juifs et arabes ne servent que leur propre quartier.


Se posant comme un candide, Delisle instaure une distance avec ce qu'il voit et introduit une bonne dose d'humour pour décrire la situation chaotique de la ville. Il accumule toute sorte de petits faits du quotidien pour montrer toutes les difficultés d'une zone politique et religieuse en permanence au bord du gouffre. Jérusalem est au fond un monde étriqué où trop de religions coexistent pour bien peu de mètres carrés.
Chroniques de Jérusalem, Guy Delisle, Delcourt, 2011

mardi 1 mai 2012

Savoir préserver l'essentiel

Jocelyne, dite Jo, est mercière à Arras. Elle aime son travail, anime un blog de loisirs créatifs qui marche plutôt bien et s'accorde quelques sorties avec ses amies, les jumelles. Ses enfants se sont envolés du nid, son mari travaille à l'usine et leur couple tient toujours malgré les coups durs.
Un jour, Jo se laisse entraîner par ses copines et joue à l'Euro Millions. Stupeur, elle gagne et se retrouve à la tête d'une véritable petite fortune ! Ce chèque, cependant, elle ne le touche pas et le dissimule au fond d'un placard dans une chaussure. Avec une telle somme d'argent, tout paraît possible. Jo repense à sa vie, ses rêves de devenir styliste, aux épreuves passées. Elle prend conscience qu'un rien pourrait tout faire basculer, que son quotidien a aussi son cortège de petits bonheurs que l'argent pourrait détruire...
J'ai été charmée par la délicatesse et la justesse de ton de ce livre. La narration tient sur un fil et ne verse pas dans le pathos. Jo évoque avec simplicité sa vie, ses rêves perdus, ses douleurs, son couple et surtout elle nous rappelle qu'il faut savoir préserver ces petits bonheurs du quotidien auxquels on ne prête pas assez attention ou dont on prend conscience lorsqu'on les perd.
La liste de mes envies, Grégoire Delacourt, J.C. Lattès, 2012

jeudi 26 avril 2012

Orange pressée

Carole Mathieu est le médecin du travail d'une plateforme d'appels de Valence. Tous les jours, elle voit défiler des hommes et des femmes sur le point de craquer. Pertes de poids ou de cheveux, troubles du sommeil ou gastriques, tous sont écrasés par une pression managériale inhumaine. Ils ne sont que des pantins que l'on place ou déplace selon les besoins de l'entreprise. Devant son impuissance à les aider, Carole finit elle aussi par franchir la ligne rouge. Elle ne plus soigner Vincent son patient, alors elle décide de le tuer, pour abréger ses souffrances...
Marin Ledun montre les dérives du management dans le tertiaire. Rentabilité, flicage, la moindre minute doit être dévolue à l'entreprise. Dans ce modèle, il y a bien plus de sanctions que de valorisation de la personne. Tout est fait pour nier et déshumaniser l'individu. Les employés comme les managers sont stressés et en grande souffrance psychologique et morale. La solidarité entre collègues s'efface pour laisser place à un individualisme toujours plus grand qui accentue encore la solitude de chacun.
Autre constat terrifiant, c'est que la médecine du travail n'est pas armée pour lutter contre ces entreprises. Le docteur Mathieu importune la hiérarchie et la direction mais elle n'a pour armes que des recommandations et des arrêts maladie. Elle perd les pédales lorsqu'elle se rend compte qu'elle est impuissante du point de vue professionnel, humain, médical et juridique. Carole Mathieu est aussi malade que ses patients et sombre dans l'enfer ne tenant que grâce aux médicaments et à sa rage.
Ce roman d'une noirceur absolue, mené tambour battant et de manière implacable, s'est révélé une grosse claque dans la figure. J'ai appris beaucoup de choses au passage sur la médecine du travail et ses mécanismes. Quant aux pratiques managériales de certaines entreprises, elles font froid dans le dos.
Les visages écrasés, Marin Ledun, Seuil, 2011

samedi 21 avril 2012

Les nombres et leur poésie

Une aide-ménagère est envoyée chez un client un peu particulier. Il s'agit d'un vieux professeur de mathématiques dont la mémoire s'est arrêtée en 1975 à la suite d'un accident de voiture. Quant à sa mémoire immédiate, elle ne dépasse pas les 80 minutes. Passé ce délai, il faut tout lui réexpliquer. L'aide-ménagère apprivoise petit à petit cet homme attachant pour qui toute relation ne peut passer que par les mathématiques. Ainsi, il surnomme le petit garçon de cette dernière Root car le sommet de son crâne est aussi plat que le signe d'une racine carrée.
Le professeur a une passion communicative pour les mathématiques. Etonnant pédagogue, il explique à qui veut l'écouter la beauté des nombres et leur magie. A tel point que son aide-ménagère finit par chercher tous les nombres premiers qu'elle rencontre dans la vie courante. Bien que diminué dans son quotidien, il n'en oublie pas pour autant ce qui est important : son affection pour les enfants et son obsession de les protéger. Cependant, au bout d'une heure vingt, il faut tout redire. Avec patience et gentillesse, mère et fils ne se lassent jamais de répéter ce que sa mémoire défaillante ne peut plus enregistrer. Une très belle relation d'amitié se tisse entre eux et ce vieil homme.
Cette histoire improbable m'a beaucoup émue et passionnée alors que je ne m'intéresse guère aux mathématiques. L'auteur est parvenu à me faire percevoir l'élégance et la beauté d'une belle démonstration mathématique. Je trouve que ce livre est un peu à part dans ce que je connais de la production d'Ogawa. J'y retrouve cette part d'étrange, ce goût des sujets improbables mais ce livre n'a rien de sombre, il est lumineux et magique.
La formule préférée du professeur, Ogawa Yoko, Actes Sud, 2005

mercredi 18 avril 2012

Votre permis, vous l'avez eu comment ?

Gaspard Koenig a mis dix ans à obtenir son permis ! Objet de moquerie de la part des membres de sa famille qui ne comprennent pas pourquoi il n'a toujours pas passé ce rite initiatique. Certes, un philosophe n'est pas forcément habile de ses mains mais quand même ! Apprendre à conduire fut pour lui l'école de l'humilité mais aussi, bien souvent, source d'humiliation et de déboires avec les moniteurs et les inspecteurs du permis de conduire.
L'auteur dresse un tableau au vitriol du monopole des auto-écoles en France qui s'avère très lucratif comme de la lourdeur administrative qui conduit les candidats à attendre au moins six mois avant de repasser le permis. En comparaison le système anglais est un paradis puisque le candidat choisit son moniteur, fait lui-même ses démarches administratives et que les examinateurs sont un modèle de civilité !
Un petit livre sympa, bien écrit mais une analyse un peu trop intellectualisée à mon goût. C'est bien de porter un regard distancié mais point n'est besoin de multiplier les références à nos chers philosophes et autres penseurs. Déformation oblige, me direz-vous. J'ai eu le sourire au lèvre durant ma lecture, j'ai trouvé certaines remarques pertinentes mais je n'ai jamais ri franchement sur un sujet qui me concerne aussi à plus d'un titre !
 Leçons de conduite, Gaspard Koenig, Grasset, 2012

jeudi 12 avril 2012

Amère solitude

William Hogan a acheté un domaine qu'il peine à entretenir. Pour y parvenir, il travaille semaine et week-end. Sa femme, Mary, lui donne un garçon, Thomas, qu'il juge chétif et malingre et à qui il témoigne peu d'affection. Survient le drame, un accident à la scierie, qui emporte William dans de terribles souffrances. Mary et Thomas se retrouvent seuls.
Dans un trou pommé, au fin fond des Etats-unis, dans les années 1940, il faut se résigner à rester et à ne pas pouvoir échapper à son destin. Comme son père, Thomas éprouve le même mal-être et une violence tapie au plus profond de lui-même qui resurgit de temps en temps. Il passe à côté du grand amour avec Donna, perd son meilleur ami Paul. Incapable d'aimer ou de communiquer, il n'est bien que dans ses terres auprès de sa mère.
Cécile Coulon parvient à créer une tension dramatique dès les premières pages du roman. Sous forme d'ellipses, l'auteur évoque l'arrestation de Thomas, l'arrivée d'un médecin, les hurlements de sa mère. Tout est posé mais que s'est-il passé ? C'est ce qu'elle explique dans ce roman noir intense avec un art consommé de la description et des métaphores. Devant de telles qualités, je ne peux regretter que la concision du récit que j'aurais souhaité plus développé. J'attends avec grande impatience son prochain livre que j'espère tout aussi prenant !
Le roi n'a pas sommeil, Cécile Coulon, Viviane Hamy, 2012

samedi 7 avril 2012

Retour aux sources

Simon a le spleen, il n'a envie de rien. Il ne veut pas se projeter dans la vie et ne veut plus faire de bandes dessinées. Il se contente de petits ateliers dans des écoles au grand désarroi de sa compagne Claire. Invité par un petit festival de BD au Portugal, il se retrouve immergé dans le pays et la langue de ses ancêtres. C'est un électrochoc qui le convainc de tout plaquer, de partir s'installer dans la maison familiale et de retisser des liens avec ses cousins.


  
Le récit s'articule autour de trois points de vue : Simon le fils, Jean le père et Abel le grand-père. Simon renoue avec ses racines par le biais de la langue, des gens qu'il rencontre et de son histoire personnelle. Simon ne découvre rien de mystérieux ni d'extraordinaire, ce sont les choix de son grand-père qui l'ont conduit à rester en France au lieu de rentrer avec son frère. Ne restent que les regrets de ceux qui sont partis et de ceux qui ont perdu leurs racines. L'évolution des états d'âme de Simon, on la suit grâce au beau travail de lavis et d'effets de transparence. On passe ainsi de monochromes assez ternes à la belle luminosité du Portugal. Visuellement, c'est une réussite.


J'avais beaucoup aimé Trois ombres, l'album qui a fait connaître Pedrosa du grand public. Je le préfère pour son parti pris graphique et le travail de la ligne. Son sujet m'avait plus émue puisque l'auteur abordait la mort et sa fatalité. Il parlait d'un père et de son fils qui s'en vont sur les chemins pour échapper au destin. Portugal est un album de qualité. On sent que le thème du retour aux origines touche Pedrosa personnellement mais j'y ai été moins sensible. En tout cas, c'est un bon album que je ne peux que conseiller pour sa beauté plastique et pour tous ceux qui souhaitent un voyage ensoleillé !
Portugal, Cyril Pedrosa, Dupuis, 2011